Site icon NouveauxPlaisirs.fr

Comment étudier le sexe quand on est sociologue ?

Felix Dusseau

Comme nous l’avons vu dans notre précédente chronique, sociologie et sexualité sont faites pour s’entendre. Savoir ce qui se joue sous la couette (et pas uniquement en terme de positions ou de pratiques) est utile tant pour les personnes qui cherchent – après tout, c’est notre travail – que pour celles qui sont dessous ou qui le seront prochainement – car la connaissance n’est jamais vaine.

Mais justement, comment étudie-t-on ce qui se passe sous cette même couette ?

Comment le chercheur ou la chercheuse arrive-t-elle à s’immiscer dans l’intimité de personnes qui lui sont complètement inconnues ?

S’il suffisait de se mettre autour d’une table avec d’autres personnes et de leur demander « allez, dites moi tout de votre sexualité, et dans le détail ! » pour être sociologue des sexualités, cela se saurait.

Or la sociologie, comme n’importe quelle discipline des sciences humaines, a développé plusieurs méthodes afin d’analyser la vie sociale (et sexuelle !) de nos sociétés. Aujourd’hui, je vous propose donc une petite revue des différents moyens mis en œuvre par nos soins pour comprendre nos habitudes sentimentales et sexuelles.

On peut séparer les méthodes en sciences sociales en deux grandes familles : les méthodes quantitatives et les méthodes qualitatives.

Les méthodes quantitatives (ou comment compter les coïts n’est pas si simple)

Les méthodes quantitatives sont ce à quoi les gens pensent le plus souvent lorsqu’on leur parle d’enquête sociologique. Il s’agit en effet des enquêtes permettant au chercheur d’obtenir des statistiques et des données chiffrées sur une pratique, l’avis des gens, une campagne de publicité ou que sais-je encore.

Les sociologues sont souvent friands de questionnaires, mais pas uniquement. Ainsi, il est possible de mener des enquêtes quantitatives sur des textes comme des articles de presse, des livres ou encore des sites internet afin de savoir à combien de reprises et en quels termes sont utilisés certains mots.

Par exemple, une étude d’Elizabeth Timmermans et Jan Van den Bulck de 2017, a été menée en utilisant les méthodes quantitative pour analyser la façon dont sont mises en scène les relations sexuelles dans les séries télévisées américaines.

Mais faire un questionnaire n’a rien d’évident. Il ne s’agit pas de demander l’âge de la personne et sa position favorite puis de comparer les résultats pour dresser un tableau des positions préférées des individus en fonction de l’âge. Un nombre important de facteurs entre en jeux tant dans l’élaboration du questionnaire, la façon de poser les questions et leur formulation que dans l’analyse finale.

Comment étudier le sexe quand on est sociologue ?

Prenons un exemple. Lors de l’enquête Analyse des Comportements Sexuels en France (ACSF) de 1992, deux questions étaient posées concernant la masturbation : « – Vous êtes-vous masturbé(e) ? : souvent ; parfois ; assez rarement ; jamais ; non-réponse » et « Pouvez-vous me dire si, quand vous vous masturbez, vous parvenez à l’orgasme : toujours ; plutôt facilement ; plutôt difficilement ; jamais ; non-concerné(e) ; non-réponse ».

Les questions sont simples, précises et faciles à comprendre. Toutefois les résultats ont été plus que surprenants : si 84 % des hommes déclaraient s’être déjà masturbés, seules 42 % des femmes déclaraient une réponse positive à la première question. Les chercheurs se sont rendus compte, en prenant en considération les réponses de la deuxième question, qu’un oubli avait été fait : si le questionnaire avait été correctement élaboré, un filtre aurait dû être mis précisant « si vous avez répondu non à la question précédente, passez cette question », ce qui n’était pas le cas.

Or en demandant aux femmes si celles-ci atteignaient – que cela soit facilement ou difficilement – l’orgasme en se masturbant, ce qui supposait une pratique au moins minimale de la masturbation, les résultats ont montré qu’au moins 51 % des femmes interrogées se sont déjà masturbées. Il s’agit d’un minimum, car il est probable que certaines femmes n’atteignant jamais l’orgasme en se masturbant ont déjà essayé la masturbation !

Voyez comment de simples questions peuvent mener à une réflexion plus profonde. De plus, les résultats peuvent être influencés par tout un tas d’autres facteurs. Ainsi, si les questions sont posées oralement, le genre du questionneur peut jouer : une femme qui répondra à un homme pourra être tentée de se faire bien voir par lui donc de gonfler les résultats, tout comme il sera possible pour un homme d’augmenter son nombre de partenaires pour avoir l’air « d’assurer ».

Ce que l’on appelle l’effet de « désirabilité sociale » joue ici à fond. De plus, chaque personne possède ses propres représentations de ce qu’est la sexualité et peut donc comprendre à sa façon les énoncés des questions.

Lors d’une étude sur la bisexualité, lorsque je recherchais des personnes à interroger, plusieurs d’entre elles m’ont dit ne pas être bisexuelles. En discutant avec elles, je me suis rendu compte qu’elles avaient pourtant eu des relations avec des personnes des deux sexes. Mais pour elles, la bisexualité s’entendait comme l’attirance sexuelle ET amoureuse pour des personnes des deux sexes. Si cela avait été un questionnaire, mes réponses auraient ainsi pu être faussées.

Les méthodes qualitatives (tout voir, et tout entendre)

À côté des méthodes quantitatives se trouvent les méthodes qualitatives.

Alors que les premières se veulent statistiquement fidèles à un groupe social ou à une société toute entière (si les 18-25 ans représentent 14 % de la population française au 1er janvier 2016, il faudra 14 % de répondant(e)s de cet âge dans les questionnaires) les secondes ne visent pas à la représentativité.

Leur utilité n’est pas tant de produire des statistiques que de mettre en lumière les interactions concrètes ou un processus évoluant à travers le temps et l’âge. Plusieurs méthodes existent pour cela :

Le travail d’archive 

Emprunté à l’histoire, le travail d’archive n’est pas la méthode la plus utilisée par la sociologie même si son intérêt est certain. En matière de sexualité il est possible, par exemple, de travailler sur des magazines spécialisés ayant directement traits à ce sujet ou sur des articles de la presse généraliste.

Par exemple, une étude du magazine Union – plus ancien magazine de charme en France – qui porterait sur l’évolution des thématiques abordées ou des photographies pourrait totalement se faire grâce à cette méthode. Des documents personnels comme des lettres manuscrites ou encore des documents administratifs peuvent aussi être utilisés.

L’entretien 

Une méthode d’enquête très prisée et très utilisée. Il s’agit grossièrement d’une interview dont vous êtes la célébrité ! À l’inverse du questionnaire qui suppose des réponses courtes (« vous masturbez vous : oui ; non » ou « aimez-vous le St Emilion : oui ; oui beaucoup ; je ne bois que cela »), le but de l’entretien est de faire parler la personne au maximum. Il peut être de trois types : semi-directif, libre ou le récit de vie.

SHURE

Dans le premier cas, j’aurais au préalable élaboré une grille d’entretien constituée de plusieurs questions et thématiques à aborder, tout en prenant soin de ne pas faire des questions où la réponse pourrait être « oui » ou « non ».

Dans le cas de l’entretien libre, aucune question n’est véritablement posée et la personne est libre de parler de ce qu’elle veut (cela peut mener à des situations cocasses où la personne vous parle de tout sauf de ce que vous vouliez). Enfin, le récit de vie est en général un mélange d’entretien semi-directif et libre, la personne retraçant des pans entiers de sa vie (ce qui peut prendre parfois plusieurs jours).

En matière de sexualité, c’est de loin ma méthode préférée. Non seulement parce que cela permet un échange plus intime avec la personne interrogée mais aussi parce que cela aide à retracer l’ensemble de la vie de celle-ci. Dans le cas de mon étude sur les bisexualités, je faisais appel aux souvenirs des personnes interrogées pour retracer leurs parcours de vie, de leurs premiers émois jusqu’à aujourd’hui.

Si cette méthode n’est pas infaillible – l’effet de désirabilité sociale étant très important et la mémoire pouvant jouer des tours quand elle n’oublie pas volontairement certains détails – elle a le mérite de faire confiance aux gens pour retracer eux-mêmes leur vie. Notons au passage que les entretiens se font généralement à deux (l’interrogeant et l’interrogé) pour éviter la pression du groupe. Il est toutefois possible d’en faire à plusieurs même si cela est rare.

L’observation 

Sûrement celle qui vous intéressera la plus ! L’observation consiste à… observer (quelle surprise !) les individus dans une situation concrète. Mais puisque vous voulez des exemples (oui oui je vous entends derrière votre PC !) allons-y : faire des observations dans des clubs ou des saunas libertins est somme toute assez rigolo. On se fond alors dans la masse en se faisant passer pour un client lambda en notant tout ce qui se passe.

Et quand je vous dis tout, c’est effectivement TOUT : l’âge apparent des personnes présentes, la disposition du lieu, les manières de parler ou au contraire le langage non-verbal (et il est très important dans ce genre d’endroit), les interactions, le genre des personnes bref, chaque petit détail est scruté et analysé car chacun d’entre eux peu avoir son importance. L’anonymat est aussi une condition indispensable au succès d’une observation réussie.

Si vous vous savez épié(e), il y a de grandes chances que vous ne vous comportiez pas de la même manière que d’habitude (soit que vous soyez gêné(e), soit que vous vous comportiez de façon à présenter votre meilleur profil). Être observateur dans ce genre de situation permet de se mettre à la place des habitué(e)s des lieux libertins et donc de potentiellement mieux comprendre l’état d’esprit et les habitudes de ces derniers.

Le recrutement de personnes à interroger n’est pas anodin. Si la représentativité n’est pas le critère essentiel, il convient néanmoins de prendre des précautions. En réalisant une étude sur le libertinage par exemple, il me sera nécessaire d’interroger des personnes débutantes comme des confirmées, celles ayant eu des expériences positives comme négatives, des jeunes et des moins jeunes. Non pas pour être représentatif mais pour balayer le maximum d’expériences et de récits de vie possibles.

Chaque étude et chaque terrain possède ses propres spécificités ainsi que ses limites. Ceci est d’autant plus vrai en ce qui concerne les sexualités, domaine de l’intime, du tabou, du secret et du personnel. D’où la nécessité d’adopter la bonne méthode – voire d’en mobiliser plusieurs ! – afin de saisir ce qui s’y trame.

La méthode, plus que la théorie, parfois trop contraignante, est une nécessité absolue pour qui prétend vouloir étudier les sexualités.

Mais comment étudier le sexe sans y toucher ? C’est ce que nous verrons dans un prochain épisode.


Pour aller plus loin…

  1. BÉJIN, André (1993). La masturbation féminine : un exemple d’estimation et d’analyse de la sous-déclaration d’une pratique. Dans Population, 48-5, pp. 1437-1450. Récupéré de https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1993_num_48_5_4109.
  2. COMBESSIE, Jean-Claude (2007). La méthode en sociologie. Paris : La Découverte.
  3. PAUGAM, Serge (2012). L’enquête sociologique. Paris : Presses Universitaires de France.
  4. WEBER, Max (2002). Le savant et le politique. Paris : 10 x 18.

Les articles de cette série Sexe et Sociologie par Felix Dusseau

Quitter la version mobile